Lecture analytique de La Guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux, Acte I, scène 3

Giraudoux

Jean Giraudoux (1882-1944) dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu met en scène des personnages aux prises avec une guerre à venir qui semble inévitable. L’utilisation de la négation dans le titre de sa pièce, qui fait clairement référence à l’épopée homérique très connue (L’Iliade d’Homère), pose d’emblée le thème majeur de la pièce : la crainte de la guerre.

Si la pièce de Giraudoux s’écarte manifestement des règles du théâtre classique, puisqu’elle est construite en deux et non en cinq actes, on repère cependant une unité d’action, de temps et de lieu, fidèle aux règles des Classiques. Il en va également ainsi de l’exposition, faite dès les trois premières scènes, qui respecte en tout point les cinq qualités requises : rapide, claire, complète, vivante et vraisemblable.

Les scènes précédentes mettent en scène les appréhensions qui découlent des tensions entre la Grèce et Troie dues à l’enlèvement d’Hélène. Dans la scène trois, Hector rentre victorieux de la guerre. Mais loin d’incarner le conquérant triomphant, c’est en soldat las et fatigué qu’il se livre à son épouse, Andromaque.

On pourra ainsi interroger le texte afin de mettre en lumière l’image complexe et souvent paradoxe du guerrier dans un texte datant de 1935 qui dénonce et met en garde contre une forme de fatalité de l’Histoire.

I. Une scène qui clôture l’exposition

A. Le personnage d’Andromaque pousse Hector à la confidence

Le tutoiement et l’impératif (« Avoue que certains jours tu l’aimes », « Raconte. Cela m’intéresse ») traduisent d’emblée l’intimité des deux protagonistes, figures pacifistes de l’œuvre.

Hector et Andromaque sont proches, ainsi Andromaque peut pousser Hector à la confidence. Elle a recourt à la forme interrogative, qui permet à la fois de relancer son époux et de traduire son inquiétude à la veille d’une nouvelle guerre (« Aimes-tu la guerre ? » « Ah ? Tu te sens un dieu, à l’instant du combat ? » « Et puis l’adversaire arrive ?… » « Alors on les tue ? » « Tous, on les tue ? »).

Les questions d’Andromaque, directes et sans fard, permettent d’emblée de souligner l’attirance et les contradictions de la guerre. En effet, on note les réponses anaphoriques d’Hector : « si l’on aime ce qui vous délivre de l’espoir », « si l’on se laisse séduire par cette petite délégation que les dieux vous donnent » qui marquent le paradoxe de l’attraction produite sur le guerrier par la guerre.

B. Thèmes abordés dans la pièce

Les fonctions de la scène d’exposition sont assez classiquement présentées ici. Dans les deux premières scènes de la pièce, il a été question de l’enlèvement d’Hélène, à l’origine des tensions entres Grecs et Troyens. Mais le véritable thème de la pièce est abordé ici entre les époux, c’est la remise en question des valeurs héroïques qui dépeignent le guerrier en clair obscur, entre sa dimension positive de soldat se battant au front pour une cause juste et de mercenaire, grisé par la violence de la guerre.

La pièce pose la question fondamentale de la responsabilité de la guerre et en propose une vision pessimiste : les hommes sont dépassés. En témoignent les occurrences de futur présentes dans le dialogue : «Dans mille ans, tous les hommes seront les fils de celui-là »… » Mon fils aimera la guerre, car tu l’aimes » qui soulignent l’aspect fatidique de la guerre inéluctable.

C. Mouvement du texte

Les confidences d’Hector sont structurées en deux mouvements distincts. Deux impératifs encadrent les deux mouvements du texte : « avoue » qui laisse libre cours à la parole d’Hector sur son humanité et sa condition de soldat et « raconte » où Hector dépeint la désillusion du guerrier et l’affreux visage de la guerre.

Dans le premier mouvement du texte, on distingue trois parties. La métamorphose du guerrier, tout d’abord, soulignée par l’emploi du pronom indéfini « on » (« on se relève », « on est invulnérable », « on est tendre ») qui dépeint les soldats galvanisés par la guerre et proches des dieux. Ensuite, dans une deuxième partie, l’expérience du combat est évoquée. L’adversaire est présenté dans toute son humanité (en témoignent l’anaphore de « pauvre » répétée quatre fois) et l’énumération de liens familiaux et de détails extrêmement réalistes (« sa verrue sur sa joue, sa taie dans son œil ». Enfin, la troisième partie évoque l’atrocité de la guerre, soulignée par la répétition du verbe « tuer » qui est martelé dans le texte et dans l’échange bref (stichomythie) de réplique entre Hector et Andromaque.

Le deuxième mouvement du texte est également construit en trois parties. D’abord le mensonge d’un ami est évoqué pour être ensuite comparé au mensonge qu’est la guerre elle-même et finalement s’ouvrir sur l’évocation du « miroir », symbole d’altérité et de barbarie : « Cette fois j’étais agenouillé sur un miroir. Cette mort que j’allais donner, c’était un petit suicide ».

Transition

Le contraste entre les deux mouvements du texte est typique du discours antithétique, spécifique de l’exercice de la controverse héritée des écoles de rhétorique de l’Antiquité ce qui permet à Giraudoux, au travers de sa pièce, d’inviter le spectateur à s’interroger sur la question de la guerre.

II. Remise en question des valeurs héroïques

A. Le paradoxe de la guerre : entre atrocité et attirance, entre amour et haine

Lors de l’évocation du combat, Hector donne à voir une image très violente qui mêle fraternité et barbarie puisqu’il confond en une seule évocation la violence de l’ennemi et son humanité : « D’autres avec leur écume et leurs regards de haine. D’autres pleins de famille, d’olives, de paix. » Les phrases non verbales, l’utilisation du possessif répété « leur » ainsi que l’énumération finale insistent sur le paradoxe et la violence de cette superposition.

Hector insiste sur le paradoxe de la condition de soldat dans l’antithèse « on est tendre parce qu’on est impitoyable » qui souligne à nouveau la cruauté de la guerre.

Enfin, l’anaphore de « parce que » (« Cette fois nous les avons tués tout ? A dessein. Parce leur peuple était vraiment la race de la guerre, parce que c’est par lui que la guerre subsistait… ») montre la fatalité de la guerre. La tentative de justification d’Hector est prise en charge par le « nous », pour souligner la généralité, comme le « on » indéfini très présent dans ce premier mouvement du texte

B. Hector, le guerrier et son humanité en question

Pour évoquer la condition de soldat, Hector oppose la condition de mortel à celle des dieux et met en lumière le fait que, au moment du combat, le simple mortel se trouve porté par une énergie qui le dépasse : « Tu te sens un dieu, à l’instant du combat ? Très souvent moins qu’un homme…Mais parfois, à certains matins, on se relève du sol allégé, étonné, mué. Le corps, les armes ont un autre poids, sont d’un autre alliage ».
Le rythme des phrases, souvent ternaire (« allégé, étonné, mué », « lentement, presque distraitement mais tendrement », etc.) participe d’un effet lyrique qui rend sensible le combat du soldat. L’utilisation des adverbes en –ment permet de donner à voir une scène au ralenti qui contraste avec l’action à proprement parler : la marche au combat, vers l’adversaire.

Le lyrisme participe de l’aspect profondément humain des protagonistes et renforce le pathétique de la situation des hommes qui vont mourir.

L’opposition dans les deux répliques d’Hector de « Jamais l’homme n’a plus respecté la vie sur son passage » et « On l’aime…Mais il insiste…Alors on le tue » accentue la dimension pathétique de la scène.

Transition

Alors que dans le premier mouvement du texte, Hector utilisait le pronom indéfini « on » et le pronom « nous » pour souligner la généralité de l’expérience vécue par les soldats, le second mouvement du texte est porté par la deuxième personne du singulier (Hector s’adresse à Andromaque, il évoque avec pudeur la désillusion du guerrier) mais il finit par endosser personnellement ses propos : « m’a accablé »… « cette mort que j’allais donner… »

III. Dénoncer les mécanismes absurdes et mensongers menant à la guerre

A. Le glissement de la guerre juste vers le mensonge.

Alors que le premier discours d’Hector sur la guerre dépeint le combat de manière réaliste, le second mouvement utilise deux métaphores. La métaphore du son est filée dans tout le passage, elle débute par l’expression « sonner faux » qui est reprise deux fois et conclut le passage : « les cris des mourants sonnaient faux…J’en suis là. ». La seconde métaphore du son, au contraire, évoque les campagnes militaires, la guerre « juste » (« sonné jusque-là si juste, si merveilleusement juste », « résonnance parfaite »).

Pour chaque évocation sonore de la guerre, une image est associée, la guerre perçue comme justifiée et nécessaire se confond avec la grandeur des batailles, ainsi les occurrences de batailles héroïques sont là pour le confirmer (« le galop nocturne des chevaux », « le cri des faucons »), à l’opposé, la guerre perdant de sa noblesse laisse apparaître un visage violent, menaçant, monstrueux (« le choc du tué », « l’écroulement des palais »).

B. Le doute et le vrai visage de la guerre

On note l’utilisation de très nombreux points de suspension dans le texte, ainsi que le recours à la forme interrogative qui permettent de traduire les prises de conscience et les hésitations du guerrier.

L’image du miroir symbolise la prise de conscience du héros : « cette mort que j’allais donner, c’était un petit suicide ». Le miroir permet à Hector de ressentir la similitude qu’il y a entre les autres et soi-même.

De plus, la comparaison avec l’ébéniste, outre la référence à une quotidienneté qui s’oppose au spectaculaire de la guerre, suggère le contraste qu’il y a entre le travail créateur de l’ouvrier et le travail de mort du guerrier.

Enfin la guerre apparaît dans toute sa monstruosité par la personnification qui en est faite : « Et la guerre d’ailleurs a vu que j’avais compris ? Et elle ne se gênait plus… ». Elle apparaît ainsi redoutable et fatale.

Conclusion

Le ton emprunté par Hector dans cette scène est celui d’un homme las de la guerre et de sa violence. A travers ce discours, on peut entendre une remise en question des valeurs héroïques. Hector n’apparaît pas cependant comme un être qui aurait renoncé à ses responsabilités, c’est bien la voix d’un homme et d’un chef qui pense tout haut pour faire entendre sa réflexion et son ressenti.

Le pessimisme de Giraudoux est ici présent. Dans cette scène d’exposition, on comprend que la guerre est inéluctable.

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Extraits de la pièce et entretien avec Jean Vilar, metteur en scène de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, en 1962, au palais des Papes d’Avignon

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