Jean Giraudoux (1882-1944) dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu se fait le témoin des incertitudes et des désenchantements d’une époque tragique, celle de l’entre deux guerres.
Dans sa pièce écrite en 1935, Giraudoux met en scène deux camps opposés : les Troyens et les grecs qui se disputent le retour d’Hélène. Hector, décidé à préserver la paix à tout prix, va tenter de déjouer les stratagèmes de ses adversaires bellicistes.
La scène 14 de l’acte II constitue la scène de dénouement. C’est dans cette scène que l’ironie du titre prend toute sa résonance car même si la tension tragique est à son comble dans cette scène aux multiples retournements de situation, la guerre de Troie aura bien lieu.
Ainsi on pourra montrer que cette scène de dénouement est l’occasion d’une critique de la guerre.
I. Un dénouement tragique
A. Rythme précipité et retournements successifs
La scène est construite en deux temps. En effet, dans un premier temps, Hector et sa femme Andromaque, tous deux pacifistes convaincus, résistent aux provocations d’Oiax et à la violence de Démokos, sortes de guignols fanatiques. Hector, s’adressant à Andromaque affirme en effet dans un premier temps : « La guerre n’aura pas lieu ». Cependant, Démokos en mourant attise les haines, le rideau qui se baissait se relève et Hector s’approche d’Andromaque pour annoncer : « Elle aura lieu ».
Le rythme de la scène est rapide, le dénouement mime la précipitation. Les locutions adverbiales indiquent en effet la simultanéité « pendant que », « à ce moment ».
A la précipitation de ce dénouement s’ajoute la confusion de la scène. En témoignent les stichomythies qui succèdent à la question d’Abnèos : « Qui a tué Oiax ? » et les nombreuses répétitions du nom d’Oiax qui sonnent comme le glas du malheur. En effet, le nom d’Oiax est martelé sept fois dans le passage et le verbe « tuer » revient neuf fois. Le passage de « il m’a tué » à « ils l’ont tué » souligne le passage du meurtre singulier au meurtre collectif, symbole des horreurs de la guerre.
A ces enchaînements d’événements violents et désordonnés s’ajoute le tableau final, le baiser d’Hélène et de Troïlus, symbole de l’absurdité de la violence des hommes, car on peut comprendre, dans ce baiser, que la raison de la guerre est aussi futile que le baiser d’une femme frivole à un jeune homme qu’elle séduit par jeu.
B. Ton tragique et jeux de scène
Les didascalies sont très nombreuses dans cette scène de dénouement. En effet, soit directives scénographiques (« entre sur scène », « fait irruption », « tombant »), indications gestuelles (« Hector lève » (…) « il baisse imperceptiblement son javelot ») ou informations d’ordre psychologique (« de plus en plus ivre »), les didascalies introduisent les différents personnages qui entrent et sortent de la scène et délimitent la construction de la scène en temps distincts comme évoqué plus haut.
Les didascalies qui informent sur le jeu du rideau sont également à mettre sur le compte du jeu de scène et de la tension tragique puisque la dernière didascalie « le rideau tombe définitivement » souligne le dénouement de la pièce.
C. Les pacifistes impuissants à contourner la fatalité
Andromaque et Hector, figures pacifistes, endurent les affronts. Andromaque est à bout de force. Ses affirmations sont sans appel : « je suis brisée ». On note le recours quasi systématique à la forme négative : « je n’en puis plus », « je n’ai plus la force ».
Le jeu de scène d’Andromaque est particulièrement éclairant, les didascalies montrent qu’elle est désormais, de par son désespoir, inatteignable, immobile, refusant d’entendre : « Cassandre essaie par la force de l’éloigner d’Andromaque », « Il essaye de détacher les mains d’Andromaque, qui résiste, les yeux fixés sur Démokos ».
Hector, dans cette scène de dénouement, semble porter sa femme. L’impératif qu’elle utilise au début de la scène « soutiens-moi » prouve d’ailleurs le lien étroit qui les unit l’un à l’autre. Hector tente vainement de la rassurer « Une minute encore ». Mais Andromaque ne démord pas de son pessimisme.
II. Une critique de la guerre
A. Les bellicistes
Oiax cherche à scandaliser et à choquer Hector pour que la paix fragile, conclue à la scène 13 entre Hector et Ulysse ne soit pas tenable. Il utilise la violence verbale et la violence physique à l’encontre d’Andromaque. Il se fait provocateur avec l’anaphore de « si » : « si je la touchais, si je l’embrassais » puis devient insultant avec l’utilisation de l’adjectif « chaste » et de l’adverbe « chastement » répétés cinq fois « Autant la toucher. Autant l’embrasser. Mais chastement !… Toujours chastement (…)un gentil petit air tout à fait chaste (…) de plus chaste ».
Démokos précipite les événements. Son irruption sur scène traduit sa soif de violence. En témoignent les nombreuses phrases exclamatives. Son agitation est perceptible par les nombreuses répétitions de « votre chant de guerre ». Le mensonge ultime, bien sûr, participe également de cette fin tragique. La dernière réplique de Démokos « Non, mon cher Hector, mon bien cher Hector. C’est Oiax ! Tuez Oiax ! » souligne la volonté terrifiante d’un mourant qui jusqu’au bout souhaite la guerre.
B. L’ironie
Hector veut s’empêcher de tuer Oiax car il sait que le meurtre d’un de ses ennemis entraînera immédiatement la guerre. Il tue en revanche Démokos, le poète troyen, par conséquent l’un des siens. Le dénouement est donc ici ironique puisque c’est en tuant le belliciste qu’Hector déclenche la guerre, alors qu’il pensait que sa mort permettrait de préserver la paix.
L’ironie de ce dénouement réside dans le fait que l’instrument qui fait éclater la guerre est le personnage qui s’est le plus battu contre elle.
C. L’adresse à l’Histoire
La dernière réplique de Cassandre est assez énigmatique. La guerre va avoir lieu et Cassandre déclare : « Le poète troyen est mort…La parole est au poète grec. » Plusieurs interprétations sont ici possibles. On peut comprendre que la guerre de Troie ayant bien lieu, le récit de L’Odyssée peut commencer (puisqu’il s’agit de l’après guerre de Troie).
Mais cette dernière réplique peut avoir un autre sens. En effet, la formulation en chiasme est éclairante. Elle semble construite comme la formule « le roi est mort, vive le roi » par laquelle s’annonce la transmission du pouvoir royal. On peut ainsi entendre que la guerre entre Troie et la Grèce ayant été évoquée, la situation de 1935 peut être interrogée à son tour. L’Europe déchirée par la montée des totalitarismes ne peut rester sourde à cette évocation. Giraudoux invite donc ici à relire le mythe à la lumière des événements historiques de l’entre deux guerres.
Conclusion
Giraudoux conclut sa pièce sur un dénouement au caractère résolument tragique. Il montre ainsi que la bonne volonté des hommes ne suffit pas pour déjouer les pièges de la fatalité.
D’autre part, les raisons du conflit sont basées sur des faits qui restent dérisoires (le baiser d’Hélène en dit long).
« Je m’attache à dénombrer ces forces obscures et à leur enlever ce qu’elles ont d’obscur, à les montrer en pleine clarté. Je fais mon métier ; aux hommes qui m’écoutent, si je les ai convaincus, d’agir contre elles, de les briser » déclare Giraudoux, ainsi le travail du dramaturge dépasse le cadre strict de la littérature pour interroger les hommes sur eux-mêmes et sur leur temps.
Je vous recommande vivement l’édition de La Guerre de Troie n’aura pas lieu de Giraudoux publiée dans Les Petits Classiques de Larousse. Le dossier d’accompagnement est très bien fait !
Vous pouvez également trouver sur le site de l’INA un extrait d’interview de Jean Vilar (metteur en scène) qui parle de La Guerre de Troie n’aura pas lieu de Giraudoux.
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