Lecture analytique de « Souvenir de la nuit du 4 », Les Châtiments, Victor Hugo, 1870

souvenir de la nuit du 4

Suite au coup d’Etat du 2 décembre 1851 où l’armée occupe Paris, une partie de la population parisienne se révolte. Les 3 et 4 décembre 1851, Napoléon III, qui prend le pouvoir de force, fait tirer sur la foule. Environ quatre cents personnes trouvent la mort. Victor Hugo s’exile et ne rentrera en France qu’en 1870, après la défaite de Napoléon III à Sedan.

Entre 1853 et 1870, l’écrivain n’a de cesse de dénoncer le despotisme du neveu de Napoléon Ier. Il met tout son talent au service des idéaux républicains et rédige le recueil Les Châtiments qui décrit sa colère et son indignation.

Le jour du coup d’Etat de 1851, Victor Hugo se rend chez une grand-mère dont le petit-fils a été tué. Le poème « Souvenir de la nuit du 4 » met en scène le poète qui assiste à la scène navrante d’une vieille femme qui doit enterrer un enfant de sept ans. Par ce tableau pathétique et touchant, le poème dénonce les meurtres gratuits, en établissant un lien entre le coup de force politique et le meurtre de l’enfant.

On peut se demander comment le poète, par le récit bouleversant de la mort d’un innocent, parvient à faire apparaître le nouvel Empereur comme un simple criminel.

Autres problématiques envisagées :

Comment le poème témoigne-t-il d’une poésie engagée ?
Quels sont les registres utilisés par le poète engagé ?
Quels moyens Victor Hugo met-il en œuvre pour dénoncer les maux de la société ?
En quoi ce drame intime est-il l’expression d’un engagement politique ?
Comment l’écriture poétique sert-elle en réalité une argumentation politique ?
Quelles formes prend l’expression de la douleur ?
Dites comment le poète dénonce à travers ce poème l’histoire de son époque.

I. Un poème témoignage

A. Un récit réaliste

Le poète donne à voir dans « Souvenir de la nuit du 4 » une scène intime, poignante de réalisme. En effet, si le poème est daté du « 2 décembre 1852 » c’est que Victor Hugo souhaite donner à cette scène une valeur non seulement symbolique mais surtout souligner le lien entre l’événement et le coup d’Etat perpétré par Napoléon III.

La valeur symbolique de cette date est, en outre, soulignée par l’emploi de l’article défini « la », ainsi que par l’absence de mention du mois et de l’année (« la nuit du 4 ») et par une description du lieu allégorique au vers 2 : « Le logis était propre, humble, paisible, honnête ». Ces adjectifs, qui décrivent aussi bien le lieu que le caractère de ses habitants, offrent une représentation générique. La volonté du poète est sans doute de camper la scène dans une demeure humble permettant une meilleure identification du lecteur au drame. En témoignent également les rares occurrences relatives au mobilier : « portrait » (vers3), « armoire en noyer » (vers 19), « foyer » (vers20), qui soulignent à nouveau la simplicité et la quotidienneté du lieu.

Le réalisme de la scène est également mis en valeur par des détails concrets qui font basculer la scène dans l’anecdote vécue : « toupie en bois », au vers 8, par le contraste, semble évoquer de manière très cruelle la violence de la mort de l’enfant.

B. Les témoins

Le réalisme des détails de la scène est, de plus, accentué par les notations auditives présentes aux vers 16 et 17 : « on entendait des coups / De fusil dans la rue ». De plus, l’emploi du pronom indéfini « on », dès le vers 3, témoigne de la présence du poète dans la scène.

Cette présence est d’ailleurs active puisqu’elle passe également par la vue (« on voyait », vers3) et le toucher (« on pouvait mettre un doigt dans les trous de ses plaies », vers 9).

En outre, le « nous » au vers 5 (« Nous le déshabillions en silence »), au vers 18 (« Il faut l’ensevelir, dirent les nôtres ») et au vers 47 (« Nous nous taisions ») montrent la présence d’un groupe de témoins qui prend part aux rites funéraires.

Enfin, les adverbes de lieu, aux vers 4 et 33 (« là », « là ») impliquent des références spatiales communes entre le poète et la grand-mère éplorée qui le prend à partie directement : « Puis elle me dit » (vers41).

Transition :

Dans cette scène, tout concourt à susciter l’apitoiement du lecteur.

II. Les Martyres

A. La grand-mère, figure de la piéta

La scène donne à voir le grand deuil d’une vieille femme qui enterre son petit-fils. Il s’agit d’une figure maternelle dont la souffrance et l’expression de la douleur sont aussi symboliques que poignantes.

Le registre pathétique est clairement présent pour évoquer la souffrance de la vieille femme. Le premier vers du poème, sobrement descriptif : « L’enfant avait reçu deux balles dans la tête » résonne comme un constat qui met en avant la sidération de la vieille femme. En témoigne également la première évocation du deuil au vers 4 : « une vieille grand-mère était là qui pleurait ». Pour ces deux vers, il s’agit d’alexandrins réguliers qui concourent à l’évocation pathétique de la scène.

La souffrance maternelle est également mise en scène de façon très visuelle car ce tableau n’est pas sans rappeler la Mater dolorosa ou la pietà, thème religieux qui met en scène la vierge pleurant, sur ses genoux, le Christ mort. En effet, la comparaison est ici évidente aux vers 15 et 24-25.

L’intensité de la souffrance de la vieille femme va crescendo : de la relative sidération observée dans les premiers vers (« pleurait » vers4, « regarda » vers12), son discours devient fortement expressif (« cria-t-elle » vers 27) comme en témoigne la forte présence de la modalité exclamative soulignant tour à tour la surprise (vers 13-14), la douleur (vers 26-27) et l’indignation (vers 32-39).

On note, de plus, la présence de nombreuses questions rhétoriques qui soulignent encore une fois la douleur et l’incompréhension de la vieille femme face à ce deuil insoutenable (« Est-ce qu’on va se mettre / A tuer des enfants maintenant ? » (vers30-31), « Que vais-je devenir à présent toute seule ? » (vers 42), « Pourquoi l’a-t-on tué ? » (vers 45)).

B. La violence du crime, le crime insoutenable

La violence insoutenable de la mort est présente dans le texte grâce à l’évocation du corps meurtri de l’enfant. La description est en effet aussi précise que terrible. Le champ lexical du corps met en valeur l’horreur de la scène. A chaque partie du corps évoquée est associé un adjectif qui connote la mort (« bouche / Pâle, s’ouvrait » vers4, « Ses bras pendants » vers7, « son crâne (…) ouvert » vers 11, « cheveux (…) collés sur la tempe » vers 14, « membres déjà roides » vers 21).

Mais plus encore, c’est la superposition de la description détaillée du mort et l’évocation de la pureté de l’enfance qui rend la scène profondément pathétique. En effet, le vers 8 « Il avait dans sa poche une toupie en buis », évoque la pureté de l’enfance. Ce vers s’intercale entre deux vers qui décrivent le cadavre et ses plaies mortelles d’une façon qui relève quasiment d’un constat médico-légal.

C. L’innocence de l’enfant, figure christique

L’innocence de l’enfant et sa jeunesse sont évoquées à plusieurs reprises dans le texte et montrent ainsi la violence intolérable de cette mort. Les activités ludiques sont évoquées à deux reprises aux vers 8 et 33 ainsi que les activités scolaires : « Ses maîtres, il allait en classe, étaient contents » (vers 28).

L’innocence de l’enfant est également mise en lumière grâce à une comparaison entre le petit mort et la figure christique. Evoquées une première fois dans l’image de la Vierge pleurant son fils mort, les références au Christ sont nombreuses : la pâleur du corps dans un premier temps (« pâle » (vers 6) et « comme il est blanc » (vers 13)), ainsi que la comparaison entre le petit mort et la posture du Christ descendu de la croix sont également significatives (« bras pendants » (vers 7)).

Pour finir, la référence aux stigmates du Christ est claire : « On pouvait mettre un doigt dans les trous de ses plaies » (vers9).

Transition :

Le lexique pathétique, souligné par le champ lexical de l’affliction (« pleurait » vers4, « une chose qui navre » vers 26, « sanglots » vers 40, « pleuraient » vers 41) est partagé à la fois par la figure maternelle et par le poète. C’est en effet une profonde empathie que ressent le témoin de la scène. La répétition de l’interjection « hélas » du vers 22 et du vers 44, tantôt assumée par le poète ou par la vieille femme renforce cette idée. Mais le poète va au-delà de la tristesse et du simple constat (vers 22-23 : « Hélas ! ce que la mort touche de ses mains froides / Ne se réchauffe plus aux foyers d’ici-bas ! »), il invite à une prise de conscience par le biais de la dénonciation de l’injustifiable et par son engagement d’écrivain.

III. Dénonciation et engagement

A. Indignation de la grand-mère

L’indignation de la grand-mère correspond à l’acmé de sa douleur (vers 40-48) au verbe « pleurer » conjugué à la troisième personne du singulier du vers 4 répond le vers 41 « tous pleuraient près de l’aïeule ». La douleur est donc collective comme en témoignent les deux vers 47-48 qui offrent une première conclusion au poème : « Nous nous taisions, debout et graves, chapeau bas, / Tremblant devant ce deuil qu’on ne console pas. » Le rythme des alexandrins est régulier et fluide (un alexandrin correspond à une phrase). Le ton est ici celui du constat, de l’évidence.

Ces deux vers font écho aux vers 22-23 (« Hélas ! ce que la mort touche de ses mains froides / Ne se réchauffe plus au foyer d’ici-bas ! ») dans lesquels le poète emprunte la forme du proverbe pour mettre cette situation intolérable sous le signe d’une certaine généralité.

La gradation de la douleur est également visible dans la présence de paroles rapportées qui rendent encore plus pathétique la scène. Outre les références pieuses (« Ah ! mon Dieu » vers 31), le poète met l’accent sur l’indignation de la grand-mère en donnant libre cours à l’expression de l’injustice : « On est donc des brigands ! » (vers 32). De plus, l’accusation de la grand-mère passe par l’emploi d’un pronom de la troisième personne du pluriel : « …ils m’ont tué (…) ils ont tiré » (vers34-35). C’est par les paroles de la vieille femme affligée qu’est clairement nommé celui qui est désigné comme responsable : « monsieur Bonaparte » (vers38).

B. L’accusation virulente

Pour exprimer sa profonde colère, le poète va tout d’abord interpeller le lecteur, pour en faire un témoin, par l’énonciation au vers 10 : « Avez-vous vu saigner la mûre dans les haies ? »

Mais le passage au registre polémique est avant tout marqué au vers 49 par la séparation typographique et par le changement de temps verbal à partir du vers 50 : le passage au présent souligne l’argumentation polémique. Ce temps va de plus soutenir la dénonciation des agissements de Napoléon III en mettant en avant l’actualité du moment de l’écriture.

Le vers 49 répond a posteriori aux questions indignées de la grand-mère : le poète s’adresse à elle un an après le drame. Par l’apostrophe « mère », le poète souligne à nouveau l’universalité de ce deuil. Le terme « politique » introduit dans ce même vers fait glisser le texte poétique dans une écriture polémique et engagée.

La structure des vers de cette seconde partie du poème n’est plus aussi régulière. En effet, la colère du poète est mimée par une structure beaucoup plus heurtée. Les groupes syntaxiques débordent d’une unité métrique sur l’autre, autrement dit, le poète a recours à l’enjambement pour mettre en évidence les nombreux défauts de Napoléon III. L’antiphrase du vers 50 (« Monsieur Napoléon, c’est son nom authentique » souligne l’usurpation du nom et révèle l’imposture. L’accusation est renforcée par l’antithèse au vers 51 (« pauvre » et « prince ») et par l’énumération des biens de l’Empereur des vers 51 à 54 (« palais », « chevaux », « valets », « argent pour son jeu », « alcôve », « chasses »). L’hypocrisie morale est soulignée par l’antiphrase des vers 54 et 55 : « Il sauve / La famille, l’église et la société ». On note la diérèse disharmonieuse sur le mot « société » qui marque de façon grinçante la violente dénonciation qui est faite. Enfin l’égocentrisme du personnage de Napoléon III est également dépeint aux vers 56-57.

Pour finir, les verbes connotant le plaisir de l’Empereur (« aime » vers 51, « il lui convient » vers 53 et « adorer » vers 57) s’opposent violemment aux trois derniers vers du poème. On note en outre un retour à un rythme de l’alexandrin lent, régulier et fluide. Car, en effet, l’énumération des défauts de l’Empereur trouve sa légitimité dans le nécessaire malheur des plus humbles : « C’est pour cela qu’il faut que » vers 58). L’évocation pleine de lyrisme et fortement pathétique du deuil (vers 59-60) dénonce les insupportables excès du pouvoir.

Conclusion

Le poète dans « Souvenir de la nuit du 4 » met sa plume au service des grands combats de son temps. Loin d’être une poésie ornementale ou de divertissement, il en fait une arme.

Victor Hugo renoue ainsi avec la tradition ancienne d’une poésie qui se mêle de politique, comme Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, publié en 1616, vaste poème épique et satirique qui raconte les malheurs de la France pendant les guerres de religion.

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